Dans le cadre du « Forum des 100 » organisé par Le Temps le jeudi 31 octobre 2024 à Lausanne et la contribution d’ Alexandre Demideoff autour du même sujet :
Une alliance comme aventure
La vie et la mort de l’Alliance culturelle romande (ACR), 1962-1992.
Dans son édition du jeudi 15 octobre 1992, le quotidien 24 Heures, sous le titre : « La clé sous le paillasson » annonçait la mort de l’Alliance culturelle romande, un article signé Jean-Louis Kuffer. De même, dans le Journal de Genève du vendredi 16 octobre, Silvia Ricci Lempen signalait « La fin d’une époque » pour cette Association culturelle fondée en 1962 par Myrian Weber-Perret, décédé en 1985. La procédure de liquidation de l’ACR a effectivement été décidée lors de l’assemblée générale du 17 octobre 1992 au Foyer de la Maison Pulliérane, à Pully. Jean-Claude Rennwald, correspondant pour « La Suisse » relevait aussi l’inexorable érosion du fichier des membres individuels. Il avait passé de 1147 abonnés aux célèbres « Cahiers annuels » en 1990 à 610 seulement en 1992, et de 127 à 95 pour les Institutions et membres collectifs. Il y a lieu de préciser ici que c’est à partir de la mort de son président-fondateur que le déclin s’est encore aggravé, alors que Jil Silberstein, avec l’appui de Marguerite Weber-Perret, tentait d’insuffler une autre couleur au contenu des célèbres cahiers annuels à partir de 1987. L’affaire des 900’000 fiches conservées par la Police fédérale (1989-1990) n’a certainement pas contribué au sauvetage de l’ACR, de même que l’œuvre théâtrale et littéraire de Friederich Dürrenmatt, qu’aucun cahier annuel de l’ACR ne mentionne, à ma connaissance.
Les revues culturelles, comme les civilisations, sont mortelles. Leur durée de vie est en général tributaire d’une génération, c’est-à-dire une trentaine d’années. Cette « Alliance culturelle romande », un ambitieux projet, presque d’un seul homme, Myrian Weber-Perret (1922-1985), a fait l’objet d’une étude de Simon Roth, éditée en 1999 par la Fondation Mémoire Editoriale (ME). Ce dernier relevait ainsi que deux personnalités ont exercé une grande influence durant les premiers pas de Weber-Perret dans les milieux littéraires : Edmond Jaloux et Gonzague de Reynold. Ces deux intellectuels de droite, par leurs prises de position, avaient participé aux grands débats culturels et politiques durant la seconde guerre mondiale, mais ils ne seront plus guère écoutés par la suite. Il en ira de même pour Denis de Rougemont, malgré ses nombreuses contributions aux Cahiers annuels. D’où, peut-être, cette autre raison qui a entraîné l’inexorable mort de l’ACR à partir des années huitante : l’émergence d’une société non élitaire, et surtout moins aristocratique ? Celle qui succédera à cette sorte de renaissance au début des années soixante évoquée par Simon Roth :
Une courbe se dessine dans l’histoire des milieux littéraires romands : au marasme de la décennie cinquante succède vers 1960 une sorte de renaissance, une « éclaircie au bout du tunnel » selon l’expression d’Yvette Z’Graggen. Qui en furent les instigateurs ? Les nouveaux éditeurs de cette époque s’en disputent le mérite, de Bertil Galland qui rendit, selon Jean-Pierre Monnier « la joie d’écrire, l’envie de communiquer et de se battre » à de nombreux écrivains, ainsi qu’à Vladimir Dimitrijevic, fondant l’Age d’Homme en 1966, à un moment où l’on distingue une attitude favorable du public envers les écrivains romands. Un ouvrage d’histoire de la littérature joue aussi un rôle important : Alfred Berchtold publie en 1964 « La Suisse romande au cap du 20ème siècle », participant à cette nouvelle prise de conscience de la valeur et de la richesse des écrivains autochtones. La création du Centre de Recherches sur les Lettres Romandes en 1965 (aujourd’hui CLSR) témoigne aussi de cet intérêt nouveau, mais sur un plan universitaire. La création de l’Alliance Culturelle Romande en 1962 se situe dans ce contexte.
Simon Roth (op. cit.p.110)
Au lendemain de l’Exposition nationale de 1964, l’essentiel de l’activité de l’ACR va désormais se concentrer sur la publication de l’épais cahier annuel. Les rêves d’alliances francophones (en particulier avec l’Union Culturelle Française, ou avec le Groupe romande de l’Ethnie française) s’estompent. L’effervescence des premières années n’est plus la même. Deux années avant son décès, le 11 mai 1983, Myrian Weber-Perret constate avec une certaine amertume qu’il est pratiquement le seul à faire tous les travaux, aussi bien les recherches de fonds que la fabrication des cahiers, l’organisation des manifestations et les contacts avec les autorités communales, cantonales ou fédérales.
Ce constat, aujourd’hui encore, est à prendre très au sérieux à l’heure où nos revues culturelles et publications périodiques passent à l’édition Web. Le Comité associatif d’un mensuel de débat est en effet un élément important pour en assurer son avenir.
André Durussel
Cet article a été publié dans « Le Regard Libre », No 110, oct. 2024, p.9.