André Durussel

Première enfance

 

Le premier cadeau que l’on reçoit, c’est effectivement celui de la naissance. Une affaire biologique entre nos parents, indépendante de nos mérites ou de notre volonté. L’écrivain suisse Georges Piroué (1920-2005), né à la Chaux-de-Fonds, devenu directeur de collection pour les Editions Denoël, à Paris et traducteur de Luigi Pirandello, évoquait précisément son enfance dans un ouvrage intitulé : Tu reçus la naissance. Une brève et belle autobiographie que l’éditeur d’Orbe Bernard Campiche a eu l’heureuse idée de reprendre dans sa collection, il y a une quinzaine d’années déjà.

Lié à celui de la naissance « reçue », il y a un apprentissage initial autour duquel je ne vais point m’attarder, mais simplement le relever au passage. C’est celui de la fraternité. Naître en effet à quelques minutes d’intervalle avec son frère, pour des jumeaux monozygotes, c’est une notion de partage qui semble aller de soi dès le départ. Elle est quasi instinctive et, là aussi, biologique. Ainsi, mes parents n’ont jamais eu besoin de veiller ou d’insister sur cet aspect durant toute l’enfance de leurs deux enfants, presque semblables et pourtant différents, alors que la jalousie et la compétitivité sont souvent fréquentes entre frères et sœurs. Si ce cadeau d’une double naissance, au terme d’un bel été de l’année 1938, avait été une surprise pour ma mère, un peu désemparée par ce double accouchement, elle a toutefois bien assumé par la suite son rôle de mère et d’épouse d’un garde-frontière, tout d’abord dans une maison isolée aux confins des forêts et des pâturages du Jura, puis dans d’autres régions frontières. Cette maison, c’était la Douane des Charbonnières, à la Vallée de Joux. Elle avait  été dessinée par mon père sous la forme d’un croquis en 1940, afin de renseigner une personne de la famille qui, parvenue à la gare du Pont, venaient pour la première fois nous visiter à pied en suivant cette « Route de Mouthe » qui monte parmi les pâturages. Le dessinateur avait même fait figurer sa femme, tenant par la main ses deux enfants sur la route, en dessous de la maison. Ce document, contraire aux directives de la DAP (Défense aérienne passive) qui étaient en vigueur, n’est heureusement jamais tombé sous les yeux des responsables civils et militaires de l’époque…

Se tenir debout, c’est-à-dire apprendre à marcher, a ainsi été l’une de mes premières activités, surtout celle d’apprendre à avancer… dans la neige ! Cette denrée blanche, que chaque enfant essaie de prendre avec ses mains rougies et de manger, se déposait par offensives répétées, à la manière de la célèbre « manne » des Israëlites dans le désert, parfois dès le mois de septembre, pour ne disparaître qu’à la fin d’avril ou même au début de mai. Elle représentait le décor sur lequel les filles et fils des jeunes gardes-frontière, logés dans cette haute maison de la Douane, faisaient leurs premiers pas. Il m’est d’ailleurs resté de cette lointaine époque une expression coutumière, mais que la logique de l’enfant interprétait à sa manière. Ainsi, lorsque ces personnes venues en visite durant l’hiver nous quittaient, mes parents, comme les autres habitants de la maison, avaient  cette formule en guise d’adieu: « Portez-vous bien! »

J’ai longtemps cru que cela signifiait: «… sur la neige ». Autrement dit : que vos pas ne s’y enfoncent pas !

La neige a en effet cette capacité de nous « porter » sur sa surface souvent très dure et croûtée, et cela sans l’usage de raquettes, bien connues aujourd’hui des randonneurs et autres sportifs du dimanche. Ou alors, si elle est lourde et mouillée, l’on y enfonce jusqu’à la taille.

Elle peut même nous ensevelir complètement sous la forme d’une avalanche meurtrière.

L’apprentissage du ski a ainsi une sorte de nécessité dès l’âge de cinq ou six ans, toujours sous les conseils de mon père, mais sans jamais devenir, en ce qui me concerne, un sport ou une véritable passion. Longtemps plus tard, lors de mon apprentissage dans une ETML à Lausanne, à l’âge de dix-huit ans, il m’avait même fallu réapprendre à skier lors d’un unique « camp de ski » à Bretaye. Ce camp m’avait hélas laissé une mauvaise entorse et rendu boiteux pour de nombreux mois.

Cela peut certes paraître bizarre, voire incongru d’évoquer aujourd’hui la neige, alors que nous  sommes entrés dans un début d’été prometteur, cela après une difficile étape dite de confinement. Les nouveaux nés de ce printemps 2020 ne s’en souviendront peut-être pas, mais bien leurs parents et leurs grands-parents. Ces derniers avaient connu la Défense aérienne passive.

 

Le chemin dessiné