André Durussel

André Durussel


Au Nord, ce matin, les volets n’ont pas été ouverts

François Mauriac
(1885-1970)

Des « Mémoires intérieures » à « Un adolescent d’autrefois ».

Quelques notes autour d’une relecture de l’œuvre.

 

 

Au Nord, ce matin, les volets n’ont pas été ouverts.
La maison a déjà les yeux à demi fermés :
c’est l’heure
de mon départ et elle va se rendormir.

François Mauriac : Mémoires intérieurs
Édit. Flammarion, 1959, p. 212

 

Dans la dédicace à son fils Claude, en exergue à « Mémoires intérieurs » (1959), François Mauriac écrivait ceci :

Je te donne cette image de moi-même : mon reflet dans les lectures de toute       une vie. C’est ma confiance en ta destinée d’écrivain, et d’une tendresse qui ne finira jamais.

J’ai souvent relu ces 373 pages, annoté et souligné certaines phrases, consulté aussi le précieux index des noms cités en fin de volume de cet ouvrage que j’avais acquis en 1968, puis lu lors d’un bref séjour à Portiragnes au lendemain de mon mariage, il y a cinquante-cinq ans cette année. J’avais trente ans. François Mauriac était âgé de 74 ans à l’époque où il publie ces pages (1959), mais cela ne sera pas son dernier livre. Dix années plus tard, toujours chez Flammarion, il signe en effet en 1969 : « Un adolescent d’autrefois », un roman salué comme un dernier chef-d’œuvre par la critique : « Grande maîtrise de moyens, poésie riche et frémissante, etc. »   Il meurt l’année suivante, le 1er septembre 1970.  Parmi les phrases par moi soulignées, celle citée en exergue à ce petit essai m’a pratiquement accompagné jusqu’à aujourd’hui.

C’est la fin de l’été. L’écrivain quitte sa propriété de Malagar pour « remonter » à Paris, ce Malagare auquel Jean d’Ormesson a rappelé sa véritable signification : la mauvaise garenne. (Saveur du temps, Ed. Pocket No 14412, Edit. Héloïse d’Ormesson, 2009, p.104). Or, il y a toute une symbolique derrière ces volets qui vont rester fermés.  Mauriac va retrouver avec une certaine appréhension cette « mécanique de Paris », à la fois monstrueuse et frivole, comme lui écrivait le 20 avril 1955 Jean-Jacques Servan-Schreiber. Et s’il s’agissait de son oeuvre elle-même, ces « volets fermés » dont les nouvelles générations n’ouvrent guère les pages aujourd’hui ? Une œuvre dont la cohérence est non seulement frappante, mais construite comme une immense symphonie. Ainsi, aux ultimes pages de son roman intitulé : « Un adolescent d’autrefois », où Malagar deviendra Maltaverne, son jeune héros, Alain Cajac, avant de monter lui aussi à Paris, notais ceci :

« Ce fut le thème de mon oraison en cette avant-dernière nuit à Maltaverne: je flottais entre les temps révolus et ceux qui allaient naître, entre ce que j’avais souffert et ce      que j’allais souffrir et qui était lié à des rencontres, à des échecs, à des malentendus, à des maladies, à des événements imprévisibles. Je ne pensais jamais qu’à mon histoire personnelle, comme si l’histoire de France ne me concernait pas ». (Op. cit. p.301)

Ces présentes notes que je partage avec vous aujourd’hui autour des deux derniers ouvrages de François Mauriac sont ainsi imbriquées, qu’on le veuille ou non, dans l’histoire personnelle de cet écrivain. Les deux épais volumes de cette magistrale « Biographie intime » que Jean-Luc Barré a publiés en 2009 et 2010 aux Editions Fayard m’ont été une aide précieuse pour rédiger cet exposé.  En effet, né en Suisse une année après le succès d’Asmodée, peu de mois avant le déclenchement de la seconde guerre mondiale, des pans entiers de l’histoire de la France occupée, puis celle des acteurs et des drames de l’épuration, m’étaient encore très mal connus (1).  Par exemple, son amitié avec le général de Gaulle au lendemain de la Libération (si décriée par Jacques Laurent dans son « Mauriac sous de Gaulle » en 1964), son engagement politique en faveur de l’indépendance marocaine, la guerre d’Algérie et le FLN, ainsi que son activité de journaliste dans la presse parisienne par ses Bloc-Notes dès 1958, l’année de mes vingt ans. Tout cela, je l’ignorais encore. (2)

Il m’a ainsi semblé légitime d’ouvrir à nouveau les volets de sa propriété de Malagar avec l’aide d’un ouvrage publié par son fils Jean (3), mais sans m’appesantir ici sur cette dialectique du péché et de la grâce, deux mots dont on ne sait plus très bien aujourd’hui ce qu’ils signifient véritablement.  Et pourtant !   Ma morale, c’est la compréhension, déclarait autrefois Albert Camus, avec cette exigence d’écoute des uns comme des autres qu’il a toujours manifestée, afin d’assumer la justice humaine avec ses terribles imperfections (4).  Autrement dit, imaginer avec compréhension un présent qui englobe le passé, un présent qui tente de mieux comprendre la situation morale, religieuse, historique et politique qui a été vécue et traversée par cet adolescent d’autrefois. Un adolescent dont la ferveur n’a jamais faibli jusqu’à sa mort et que l’on trouvait déjà dans Destins (1928) sous les traits de Bob Lagave et de Pierre Gornac, parce que leur relation au monde était à la fois horizontale et verticale.  Une forme de résonnance, voire de sacerdoce, avec ce souci « d’édification », encore si présent dans ses premières comme dans ses dernières oeuvres.

A ce sujet, on lira aussi avec profit la récente étude du théologien dominicain Jean-Pierre Jossua, consacrée à ce « religieux fluctuant » dans les romans de François Mauriac (5), une position certes mouvante, mais qui n’est jamais celle de l’indécision.   Enfin, avec un recul de plus de trente années, une relecture commentée de la contribution de A.  Moraud (Brest), intitulée : « La fenêtre dans le roman mauracien », extraite des actes d’un colloque organisé à Bordeaux en 1985 pour le centième anniversaire de la naissance de l’écrivain (6), peut apporter quelques éléments nouveaux au sujet de ces volets « …qui n’ont pas été ouverts ».

André D.

Présentation et lecture dans le cadre de Café Club, Groupe des Aînées et Aînés de la Paroisse de Pâquier-Donneloye, EERV, le mardi 26 septembre 2023 à 14h00.

1)  La Suisse vertueuse se voile la face et ne veut pas voir le film Nuit et Brouillard. Pour ménager les susceptibilités avec l’Allemagne ? Préface à « Un camp très ordinaire » de Micheline Maurel, 1957, repris dans « D’autres et moi », Édit. Grasset, 1966, p.90.

Ou encore : « Les Années silencieuses », récit. Yvette Z’Graggen. Édit. de l’Aire, 1982, 1998.

2) « Après la libération, le métier de journaliste me prit…Aucune créature romanesque ne peut naître dans ce vacarme intérieur, dans ce monotone tohu-bohu de la politique et de l’actualité que le métier de journaliste nous oblige à suivre ». Dans : « D’autres et moi », Édit. Grasset, 1966, p.290.

3) Mauriac Jean :  François Mauriac à Malagar. Ed. Fayard, 2008.

4) Albert Camus : dans : Combat, 25 novembre 1944

5) Jossua Jean-Pierre : Mauriac romancier, ou le religieux fluctuant, essai de discernement théologique. Revue des sciences philosophiques et théologiques, Paris, 2007/3, tome 91.

6) Présence de François Mauriac. Actes du colloque universitaire organisé à Bordeaux pour le centenaire de la naissance de François Mauriac. Presses universitaires de Bordeaux, 1986, 297p., ISBN 2-86781-042-6, p.161 à 169.

 

Malagar, façade Nord