André Durussel

Kurt von Balmoos : La colline au colza

Les objets d’une vie

Une journée au Salon du Livre et de la Presse

Genève-Palexpo, 29 avril 2010

Un récit à l’occasion d’un quinzième anniversaire.

          

                                                                                            Le 29 avril 2025 / A.Dur.

Il est exactement 10 h 15  en ce jeudi 29 avril 2010 lorsque je pénètre dans les halles de Palexpo. Certains exposants achèvent la présentation de leur stand, d’autres sont encore absents. Des employés réparent une moquette déjà malmenée par les visiteurs de la veille. Il y a exactement vingt ans déjà, en 1990, j’avais salué sur ce même emplacement le poète Jean-Georges Lossier (1911-2004), cet ami d’Alice Rivaz (1901-1998). La revue culturelle ESPACES, que j’ai animée de 1975 à 2000, tenait un stand « tampon » entre deux éditeurs à la fois amis et concurrents : les Editions Monographic à Sierre et Cabédita à Yens-sur-Morges. En cette même année, j’étais aussi présent sur le stand des défuntes « Editions Unversitaires Fribourg » avec un petit essai, dans la collection Cristal, consacré à un vieil ami, l’écrivain Georges Borgeaud (1914-1998), celui autour duquel la Bibliothèque des Arts, sous la direction de Stéphanie Cudré-Mauroux et de la Fondation Calvignac, a édité en juillet 2008 une belle monographie.

Aujourd’hui, autres stands, autres mœurs, autres visages d’auteurs, tandis que cette même ambiance si particulière, ce même public attentif est là, comme autrefois. Des classes entières, conduites par un ou deux enseignants, se dispersent bientôt dans les allées ou vers les tables de la calligraphie comme des vols compacts d’étourneaux sur les vignes au temps de la vendange. A même le sol, ces enfants complètent leur « Chasse aux trésors », tandis que d’autres, en petits groupes, viennent quémander des chocolats au stand des « Autrices et auteurs de Suisse ».

Je continue ainsi ma première tournée générale de repérage dans les allées désignées par de grandes lettres majuscules et j’opère d’emblée une sélection nécessaire, hélas bien arbitraire et lacunaire, en fonction de mon horaire personnel et de mes centres d’intérêt, mais aussi en fonction du hasard des rencontres et des découvertes heureuses. Parce que, dans la vie, il faut toujours laisser une place au hasard.

Voici les Editions « Samizdat » où je retrouve Denise Mützenberg et sa sœur jumelle Claire. J’ai emporté avec moi « Une guitare par exemple », un livre que cette dernière autrice-éditrice vient de sortir aux Editions de l’Aire. Elle m’accorde sur le champ une touchante dédicace : Pour André, qui « sait » lire et le dire ! Dans ce même espace, je fais connaissance avec Patrice Duret, quarante-cinq ans, bibliothécaire de formation et fondateur des jeunes éditions « Le miel de l’ours », auquel j’achète « Vertiges de l’œil » de Jean-Michel Olivier, tiré à 150 exemplaires en novembre 2005 chez « Trajets » à Genève.

A « La Dogana », je consulte leur riche catalogue et tombe sur une publication à paraître consacrée à Philippe Jaccottet, grand prix Schiller 2010, intitulé : « Le combat inégal », comprenant des hommages de Jean-Frédéric Jauslin, Dominik Müller, président de la Fondation Schiller Suisse, Andreas Isenschmid et du Tessinois Fabio Pusterla.

(Ce grand Prix Schiller 2010 a été remis au poète de Grignan le 13 mai 2010 à Soleure.)

Je m’arrête ensuite au stand de la BiG (Bibliothèque am Guisanplatz) où je gagne un stylo à bille. Je m’enquiers au sujet de leurs fonds d’archives des Douanes suisses, dans lesquels je projette d’effectuer un jour des recherches au sujet de mon père (1905-1979), un garde-frontière mis trop prématurément en retraite pour des raisons de santé. Toujours dans ce domaine dit de « Défense nationale », je découvre les ouvrages consacrés au Général Henri Guisan par l’Editeur Eric Caboussat, co-organisateur d’une « Journée nationale d’étude et d’histoire militaires », fixée au lendemain 30 avril.  L’historien et romancier Jean-Jacques Langendorf, né aussi en 1938, est en face, à côté d’un ouvrage dont il est l’un des auteurs, consacré à Daniel Reichel (1925-1991). Nous plaisantons un instant au sujet de la forte personnalité de cet officier supérieur qui, en pleines manœuvres militaires au sein du groupe d’obusiers lourds 72 qu’il commandait, (et où je fonctionnais comme mécanicien de pièces) mangeait un soir des spaghettis, le casque vissé sur la tête, en criant : « On est en état de guerre ! » Avec le recul, cette grandeur dérisoire de l’Armée suisse me fait sourire.

Je passe ensuite un peu rapidement au stand de la publication zurichoise intitulée « Horizons et Débats » où oeuvre Luce Péclard-Bühler comme traductrice, puis je salue au passage M. Willy Randin, l’infatigable animateur de « Nouvelle Planète », un mouvement qui tente de poursuivre, en dehors de toute coloration confessionnelle, l’œuvre d’Albert Schweizer dans les pays défavorisés.

Au carrefour de deux avenues, je suis interpellé par Francine Lehner, une autrice, pharmacienne de formation, qui distribue une page publicitaire au sujet de son ouvrage intitulé : « Maladies liées aux métaux lourds », un livre « indispensable » qui en est déjà à sa troisième édition, au prix de Fr. : 45.-. Elle me demande mon avis au sujet des régimes alimentaires et je lui signale qu’une autre autrice et collègue se bat depuis des années contre les phosphates et les additifs alimentaires, qui sont aussi la cause de bien des maux physiques et psychiques de notre société contemporaine…Je décline finalement son offre, étant végétarien par conviction profonde, non pas pour des questions de santé d’abord, mais par respect de la vie animale sous toutes ses formes. Son livre est certes un beau produit des Editions dites « à la Carte » à Sierre, mais cette référence et soigneusement illisible sur son « Flyer »…

Les Editions Bernard Campiche, à Orbe, me donnent ensuite le privilège de m’entretenir un instant avec Michel Bühler au sujet de son cher Jura de l’Auberson, là où j’ai vécu de 2004 à 2007. Les nombreux projets de parcs éoliens sur les crêtes le préoccupent, de même que la multiplication des antennes pour la téléphonie sans fil. Un peu plus loin, au stand des Editions Labor et Fides, je lie conversation avec Muriel F. Parmi les grands défis actuels pour l’anthropologie et la spiritualité, le récent ouvrage collectif édité sous la direction de Philippe Roch et Dominique Bourg, ayant pour titre : « Crise écologique, crise des valeurs ? » est en effet un best-seller. Il s’agit désormais de remettre en question les fondements culturels et spirituels de notre civilisation chrétienne occidentale face aux différents désastres écologiques qui, partout dans le monde, se multiplient.

 

Les heures passent ! Il est temps de me rendre à nouveau au stand L 1426 pour y lire un extrait de « La Maison invisible » à une visiteuse inconnue, qui vient de s’installer, écouteurs aux oreilles, dans un profond fauteuil noir. L’exercice n’est pas évident dans l’immense rumeur du Salon, mais aussi parce que je ne vois pas l’effet de mon monologue sur le visage et les yeux de l’auditrice… Tout en lisant, je pense à ces vers de Jean-Michel Olivier, dont je viens d’acheter le recueil et de le dévorer… en même temps qu’un sandwich au fromage et une boisson, lors d’une brève pause :

 

                                   Paroles volantes

                                   qui vont et viennent

                                   dans l’air opaque

                                   comme des feux follets

 

                                   paroles creuses ou précieuses

                                   gargouillis incessant

                                   des gorges chaudes

                                   qui s’écoutent parler.

 

                                   où se trouvent ici-bas

                                   la parole vraie

                                   à la semblance de mon amour ?

 

                                                           Olivier Jean-Michel : Vertiges de l’oeil. (2005)

                                                           Edit. Le miel de l’ours, 1218 Grand-Saconnex, p.24

 

 

Mais voici que l’heure du retour est là !  Je quitte à nouveau Genève-Aéroport et, par la vitre du train, je jette un ultime regard sur le Lac avec ce Creux-de-Genthod, où mon oncle Eugène était chef jardinier d’une famille patricienne. Voici Rolle, puis Saint-Prex, puis la campagne des Valerettes où, chaque dimanche après-midi, se promenait ma tante Olga S.(1914-1955), celle qui m’a fait découvrir l’œuvre de Guy de Pourtalès (1881-1941) et m’a légué la célèbre thèse de Suzanne-Aline l’Hôpital intitulée: « La formation d’un esprit européen au début du 20ème siècle, Guy de Pourtalès » publiée en 1975 par la Librairie Honoré Champion, à Paris. Brève halte du train à Morges, puis à nouveau les champs de colza selon Kurt von Balmoos, et enfin Yverdon-les-Bains, dans ce « Nord vaudois » où je réside désormais.

J’ai la tête encore bruissante de toutes ces pages ouvertes dans la profondeur insondable du monde de l’écrit, là où toutes les générations se fondent et se confondent. Or, c’est peut-être cela aussi, le monde des « champs » chers au sociologue Pierre Bourdieu (1930-2002) ? Ou encore cette formidable « biodiversité littéraire » dont on redécouvre l’importance dans de telles manifestations : les livres, ces objets d’une vie.

C’est finalement pour cela qu’il n’y a pas d’autre conclusion à apporter ici à cette rhapsodie en jaune, à cette musique silencieuse des vivants et des morts.